• Le cinéma actuel, surtout dans sa version hollywoodienne, est certes devenu un art mineur, voire insignifiant, mais il arrive encore qu'au milieu du tas de scories qui se déverse sur les écrans apparaisse une pépite qui brille dans les ténèbres :
    "Before the devil knows you're dead"(traduit en français par "7h58 ce samedi là" !!!) , le nouveau film de Sidney Lumet, est une de ces rares pépites, mais la lueur qu'elle diffuse est plus noire que le cul d'un taureau noir par une nuit sans lune : c'est un des rares films où j'ai vu des gens sortir avant la fin, de manière précipitée, tellement le film est dérangeant .... mais pas du tout à cause de l'hémoglobine ou d'effets spéciaux, il n'y en a pas : l'horreur qui s'en dégage est banale, comme la banalité du mal dont parlait Hannah Arendt...
    et pourquoi nous met il si mal à l'aise ? parce que nous sentons bien qu'il s'agit de nous, nous autres, petits voyeurs des salles obscures ... une voix qui ne saurait être décelée par nos appareils de détection les plus sophistiqués vient nous chuchoter à l'oreille : "Toi... oui toi là... toi petit homme qui te planques et qui crois que personne ne se soucie de toi ... et si on t'offrait de te regarder en face une bonne fois pour toutes avant que tu t'en retournes dans ton néant, de manière définitive cette fois ?"

    Le film débute par une "scène d'amour" (on comprendra plus loin pourquoi j'ai mis des guillemets)  : un homme en sueur (joué par le merveilleux Philipp Seymour Hoffman, que l'on avait pu voir dans plusieurs films des frères Coen comme Big Lebowski ou O'brother) fait l'amour (par derrière) à sa femme (la non moins merveilleuse Marisa Tomei) et ils prennent un pied sensationnel... on comprend vite que ce bonheur merveilleux les a pris comme par surprise (comme tout bonheur, soit dit en passant), parce qu'ils sont au Brésil, à Rio de Janeiro, loin de chez eux... dialogue : "tu ne voudrais pas qu'on s'établisse ici pour toujours ?" et elle "moi je suis partante...ici au moins on ne me prend pas pour une merde". Tout est dit, le film est sur des rails, et ils nous achemineront vers l'horreur occidentale, celle qu'avait trouvé Monsieur Kurtz de "Coeur des ténèbres" au fin fond de la jungle africaine... mais il est arrivé entre temps que la jungle a tout envahi, ce qui veut dire : qu'elle s'est déplacée de l'extériorité mondaine vers notre fonds le plus intime... il s'agit donc d'un acheminement initiatique infernal, d'une phénoménologie de l'Esprit inversée....
    ils ne resteront pas au Brésil, ils rentreront aux USA, le pays où l'on peut gagner beaucoup en travaillant beaucoup ou en trafiquant...beaucoup aussi... et ils devront redescendre : on ne peut pas passer sa vie à avoir un orgasme, vérité apodictique si j'ose dire. L'homme a perdu ce qui pourrait réunir le chaos de sa vie en un faisceau lié, un "moi", il s'en dédommage en se rendant régulièrement chez un dealer qui lui fournit sa came et quelques heures d'abrutissement... il pourrait aussi bien  se rendre périodiquement chez une "escorte" (une pute quoi..)... il gagne beaucoup dans l'immobilier, mais la drogue lui revient tellement cher qu'il a dû commettre des escroqueries comptables, il est aux abois, sur le point d'être découvert... son jeune frère, lui, est un loser alcoolique, incapable de travailler et de payer la pension alimentaire de sa fille... son ex-femme n'arrête pas de le traiter de vaurien, et lorsqu'il est dans l'incapacité de payer à sa fille le week end promis, celle ci lui dira en larmes avant de raccrocher : "mais pourquoi papa m'as tu promis cette sortie? il fallait me dire la vérité, que tu es un raté minable"... telle est l'ambiance au pays le plus riche du monde.

    L'homme de Rio , qui ne voit comme solution à son désastre intime que de repartir avec sa femme à Rio, pour faire plein de petites levrettes heureuses, propose à son jeune frère un gros coup (à défaut du bon coup qu'était sa femme à Rio, mais le petit frérot n'a pas besoin de l'invitation du grand): cambrioler la bijouterie familiale, qu'ils connaissent pour  y avoir travaillé, un samedi matin... ce jour là il y aura une forte somme au coffre, une vieille employée pour tout personnel , et leurs parents seront remboursés par l'assurance : "personne ne morfle et nous on est tirés d'affaire"..


    seulement voilà, le loser (Ethan Hawke) prend peur et embauche un complice, une petite frappe "white trash" new yorkaise qui se fera tuer en tuant la vieille employée... qui se trouvera être la mère des deux hommes, rien ne se passant jamais comme prévu... seul reste le père, aux bords de la crise cardiaque, un père (Albert Finney)  fou de douleur car il aimait tellement sa femme !
    à partir de là, le compte à rebours est enclenché vers l'affreuse fin, qui sera en même temps une sorte de salut... car enfin , un juif mort il y a 2000 ans n'a t'il pas dit : "la vérité vous rendra libres" ?....
    et à la fin il arrivera que le père qui aura enfin tout compris étranglera le fils ainé (comment nomme t'on l'inverse du parricide ?) qui est à l'hopital après un hold up sanglant entrepris en compagnie de son  jeune frère... qui prendra la fuite avec le gros paquet...

    fuite, mort, désespoir, drogue, alcool, sexe, amour-absence d'amour, ennui, peur, néant...
    Sydney Lumet continue, et achève sans doute, une trajectoire "descendante" qui mène de "12 hommes en colère" (1957), ce film exaltant où Henry Fonda seul contre tous réussissait à retourner les 11 autres jurés et à sauver la vie d'un condamné, à Network en 1976, film prémonitoire où  un présentateur vedette du JT , sur le point d'être limogé par sa chaine, entend des voix et devient une sorte d'imprécateur-gourou, qui deviendra peu à peu tellement incontrôlable que la chaine le fera liquider en direct lors de son talk show par deux tueurs à gage engagés parmi des gauchistes pro- black power..
    puis à 7 h 58  en 2007...
    même les films les plus noirs de Joel et Ethan Coen ne tiennent pas la comparaison : car dans "Fargo", dans "Blood simple", il y a un moment où ils nous font un clin d'oeil (c'est trop horrible, ce ne peut être vrai) qui nous aide à prendre de la distance...c'est ça, l'humour juif..
    je ne connais qu'un film qui aille aussi loin , c'est "Les arnaqueurs" de Stephen Frears, où une femme aux abois, essayant de fuir les bookmakers qui veulent la tuer parce qu'elle les a volés, propose à son fils de coucher pour une grosse somme d'argent, puis l'égorge et s' enfuit avec l'argent là aussi... mais il ne nous est guère possible de nous identifier avec les personnages du film de Frears, ils sortent trop de notre ordinaire...par contre cela nous est parfaitement possible en ce qui concerne les deux frères du film de Lumet ! c'est possible et c'est même inévitable !
    car enfin: la vie moderne, la vie de l'occidental moyen, qu'est ce donc d'autre qu'une fuite en avant éperdue vers le néant ?
    si la Bourse n'a pas trop chuté, si l'on a encore son travail, si le petit dernier n'est pas encore dépendant à l'héroïne, si l'on peut encore partir tranquille en week end ce coup ci, si l'on a pu sauter Maryse  ou Natacha hier soir, "jusqu'à maintenant tout va bien" !
    Une telle situation-dans-le-monde porte un nom : "nihilisme"...celui que Nietzsche appelait le "convive le plus inquiétant"... nous sommes les derniers hommes qui sautillons sur la terre devenue étroite en clignant de l'oeil et en sussurant : "c'est nous qui avons inventé le bonheur"... ou encore les "hommes creux" de TS Eliot , ce poème que récitait justement Kurtz-Marlon Brando en 1979 dans "Apocalypse now" de Francis Ford  Coppola, l'adaptation cinématographique ratée et grandiloquente (américaine quoi !) de "Coeur des ténèbres" de Joseph Conrad...mais "apocalypse" veut dire en réalité dévoilement.. ce qui renvoie à aletheia-vérité, qui est aussi dévoilement...
    dévoiler c'est à dire découvrir, et couvrir (d'un voile qui cache) renvoie à "kafir" ("mécréant", celui qui couvre) dans le Coran.
    jusqu'à maintenant tout va bien pour les fils fidèles d'Abraham...le petit reste , ceux qui garderont  leur foi jusqu'aux derniers temps avant d'entrer dans la Jérusalem céleste !
    mais j'ai bien peur qu'ils ne doivent maintenant supporter que quelqu 'un (en l'occurrence Moi, puisqu'il faut bien appeler les choses par leur nom), leur dise leur fait.
    Car si l'histoire sainte, puis profane, nous a menés jusqu'au cloaque actuel, il faut bien que la Vérité n'ait jamais existé sur la Terre ! même du temps de ""l'origine-Eden ", même de la bouche des "vrais" Prophètes qui sont venus après (version abrahamique) ou des incarnations périodiques du "Seigneur" (version Bhagavad gitâ)...et même de la bouche des "prophètes de la voie gauche", Shabbatai Tsevi et Jacob Frank, mes Pères, qui ont déconstruit tout l'abrahamisme et que je vénère pour cela, car "nous n'aurons pas tout détruit si nous ne démolissons même les ruines"... mais abattre n'est pas créer.
    Si l'on prend au sérieux ce petit jeu de langage selon lequel le salut est dans le dévoilement c'est à dire dans la vérité, alors il nous faudra admettre que c'est la discipline intellectuelle  qui a pour objet la vérité, c'est à dire la science moderne, qui est la religion, l'acheminement infini vers le "Dieu" asymptotique qui serait la Science réalisée (Renan) ... et si nous prenons au sérieux cette phrase puisée certes chez un mystique soufi (Attar, "Le langage des oiseaux"), selon laquelle "désormais le voyageur se confond avec le chemin", alors nous devrons reconnaitre que nous sommes "Dieu", l'Absolu, pour peu que nous nous confondions avec le chemin de la Science qui mène à ...nous mêmes.
    il est vrai que nous ne sommes pas tirés d'affaire, nous rencontrerons encore quelques dragons sur cette route prestigieuse... mais après tout, est ce que l'itinéraire de l'âme vers le  Dieu-Raison  devrait être un long fleuve tranquille ?
    nous trouverons ainsi sur notre route les contemporains "post-modernes", qui nient que la science ait affaire avec la vérité, préférant remplacer cette "idole vermoulue" par la validité intersubjective, ou la "solidarité et l'amour universel" (Rorty )... nous devrons même tuer le Père, ou plutôt le Frère ainé, et décapiter ce bon, cet admirable Alain Finkielkraut, qui place la vérité dans la littérature plutôt que dans la science... vraiment j' en ai le coeur "navré" comme on disait au Moyen Age !
    mais nous ne devons pas céder d'un pouce sur notre seule "planche de salut" possible : la Vérité est Une, et c'est l'objet de la  Science-Une (réunifiée, après avoir triomphé de ses tentations techniciennes et positivistes)... si nous devons être les maçons qui édifieront le "Temple", plutôt que de rebâtir les vieilles bâtisses de Jérusalem, alors il nous faut être des hommes du temple, des fanatiques .
    et nous n'en aurons pas encore fini (mais cela ne doit pas nous faire peur, car à la vérité nous n'en aurons jamais fini avec le danger d'anéantissement , puisque "nous sommes le Danger suprême"), il se fera que  nous rencontrerons des dragons un peu plus terrifiants, ceux que met en scène le physicien Lee Smolin dans son récent "Rien ne va plus en physique", où il se demande si la science actuelle, enlisée dans le relativisme , le positivisme, le "nouveau scientisme" , le calcul et la "pensée de groupe" , après ses grandioses découvertes de Galilée jusqu'aux années 1980 et le modèle standard des particules, si cette science donc va pouvoir repartir un jour ?
    mais avons nous le choix ? avons nous une autre possibilité que  placer une confiance absolue en notre seul viatique, celui qui dit que "Nous sommes Dieu en tant que nous sommes entièrement rationnels " ??
    ... à vrai dire :  Dieu et le cobaye universel, disait mon vieux maitre Raymond Abellio... mais les souffrances du cobaye passeront... ce monde passera...encore une fois, les mystiques (Saint Paul, Bouddha) sont là pour nous donner un dernier coup de main...ou de pied au cul...

    non nous n'avons pas le choix : car si nous nous retournons, nous ne voyons pas (pas encore) Sodome et Gomorrhe rasées par le feu du ciel (et de toutes façons c'est nous qui manoeuvrons le feu du ciel maintenant), mais  Hank et Andy, les deux frères Hanson, à 7h 58, ce samedi là .....


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